
A juste titre, Marianne Cohn est citée dans l’œuvre de Pierre Seghers, La Résistance et ses poètes 1940-1945 par l’intermédiaire de son poème poignant Je trahirai demain. Son courage de résistante force l’admiration comme celui de tant d’autres femmes qui ont, comme elle, bravé le joug de la puissance ennemie pour faire triompher les idéaux de liberté et d’humanité. Mais Marianne Cohn (1922-1944), est aussi une jeune allemande de confession israélite, ce qui confère à son action un intérêt supplémentaire. Directement menacée par une idéologie démente et destructrice, son abnégation n’a plus de limite lorsqu’elle décide de venir en aide à ceux qui, comme elle, sont recherchés par la Gestapo. Elle choisit de s’exposer aux risques plutôt que de se placer sous l’aile protectrice d’un Juste, ce que ses origines lui recommanderaient de faire. C’est précisément cela qui donne à son action sa forme sacrificielle. D’autre part, en tant que juive, elle rétablit une vérité souvent oubliée ou noyée dans le flot historique qui retient davantage la destinée d’un peuple que celle d’individualités toutes différentes.
Car ce que montre l’action de Marianne, c’est que le peuple juif n’a pas bêtement obéi à l’occupant en allant, résigné, à l’abattoir. Non, les juifs eux aussi se sont battus pour sauver leur sort et plus que cela, pour faire triompher la liberté. Le réseau de résistance auquel appartenait Marianne en est un parfait exemple. Dès 1941, elle intègre le Mouvement de la Jeunesse Sioniste en France, où ses parents s’étaient réfugiés. Au sein du réseau, elle est chargée de faire passer des enfants juifs en Suisse pour les sauver de la déportation. Elle est arrêtée une première fois en 1943, puis une seconde fois le 31 mai 1944 à Annemasse avec un groupe d’une trentaine d’enfants qu’elle conduisait à la frontière. C’est au cours de l’une de ces arrestations que Marianne écrit ce fameux poème dans lequel elle évoque l’inéluctable trahison de la parole devant les sévices nazis. Pourtant, affreusement torturée, elle ne parle pas. Elle est assassinée à coup de bottes et de pelles par la Gestapo avant que son corps mutilé ne soit jeté dans une fosse commune le 8 juillet 1944 près d’Annemasse, un an jour pour jour après le décès de Jean Moulin. La symbolique est très forte car elle rend compte du martyre commun de ces deux héros qui, malgré la souffrance la plus cruelle, se taisent, et accomplissent leur devoir héroïque jusque dans l’holocauste de leurs entrailles.
Ce sont des centaines d’enfants que Marianne Cohn a sauvé de l’extermination. Le groupe arrêté en même temps qu’elle a quant à lui été libéré et sauvé grâce au dévouement du maire d’Annemasse Jean Deffaugt qui figure aujourd’hui dans la liste des « Justes parmi les Nations ». Une place de la ville porte son nom, et l’école primaire celui de Marianne Cohn.
Le poème de Marianne est intéressant du double point de vue littéraire et historique. Le thème central est celui de la trahison. Ecrit en prison, elle évoque de façon réaliste ce qui l’attend, c’est-à-dire la trahison qu’elle va commettre à l’encontre de ses amis.
De confession israélite mais dont la famille était parfaitement assimilée à la société allemande, on perçoit l’influence judéo-chrétienne qui inspire Marianne lorsqu’elle parle de « l’abjuration du pain et du vin » et donc, du renoncement à la figure chrétienne du martyr. La trahison se substitue à cet idéal et se termine dans la mort. Ce texte est donc d’un profond pessimisme comme le montrent les thèmes de la souffrance et de la mort. L’humanité de cette femme atteint les limites du châtiment et de la résistance à la douleur.
La souffrance est physique ; elle évoque les sévices infligés par les bourreaux « arrachez moi les ongles », « la lime est pour mon poignet », ou utilise des synecdoques (« les chaussures cloutées », « les mains avec des bagues »), dont on devine l’utilisation faite par les tortionnaires. Ces derniers frappaient les prisonniers lors des interrogatoires en utilisant des objets divers qui accentuaient la douleur, ils marchaient sur les têtes des prisonniers à terre avec leurs bottes et les assénaient de coups.
La souffrance est aussi morale. La trahison est un cas de conscience pour Marianne qui a besoin de temps, elle parle d’une nuit, pour l'admettre. La dénonciation d’un membre pouvait entraîner la découverte et la liquidation d’un réseau entier ce qui rendait la trahison encore plus difficile à accepter. En même temps, le choix de la trahison n’est pas celui de la facilité. Au contraire, il est vécu par Marianne comme un sacrifice car elle devient infidèle à ceux qui lui sont proches. Après cela, elle ne pense plus qu’à mourir puisqu’elle est condamnée à vivre dans le reniement de ses propres valeurs. Sa décision n’est ni lâche ni coupable. Elle se destine à accomplir un acte douloureux qui la condamne au malheur éternel (elle parle de la vie trahie). Elle se donne à la mort, tel un don sacrificatoire pour ne pas trahir ce en quoi elle croit. Cette force mentale qui l’anime influence le ton qu’elle donne au poème. Elle affirme son choix sans tricher, sans mentir, elle parle avec fermeté et autorité, sans faillir devant les bourreaux. Elle les défie d’une certaine manière en s’adressant indirectement à eux avec une dignité et une maîtrise d’elle-même d’une incroyable intensité. Elle va jusqu’à accepter la torture en reportant son projet au lendemain, ce qui rend l’action de la Gestapo à la fois vaine et inutile. C’est elle qui mène l’action, qui décide. Sa liberté de penser reste intacte, et elle ne se laisse pas dominer par la supériorité physique des adversaires. La pudeur de Marianne concernant les sévices qui lui ont été infligés diminuent le poids de la douleur physique pour renforcer celui de la douleur morale. « Vous ne savez pas le bout de mon courage » montre à quel point Marianne, devant le précipice de la mort, résiste encore. L’infériorité numérique et physique de la victime est largement contrebalancée même dépassée par sa supériorité mentale et morale. Ni les bottes, ni les bagues, ni les limes des tortionnaires ne peuvent détruire le courage, la bravoure et l’opiniâtreté de Marianne. Rien ne lui permet de faiblir. Aux limites de la mort et de ce que tout être humain peut supporter, elle trouve les ressources nécessaires pour montrer, face au mal absolu, de l’audace et une hardiesse peu commune.
Ce poème tragique et fataliste est en même temps un témoignage de courage, révélant une détermination sans faille et une force d’âme exceptionnelle. On ne peut qu’éprouver de l’empathie pour l’auteur à la lecture de ce poème, ainsi que son besoin de poser par écrit des pensées contenues dans les profondeurs de son être comme si elle voulait combattre ses démons et en libérer son âme, mais aussi assumer son destin. Il s’agit bien de l’un des grands poèmes de la Résistance écrit par une héroïne de la liberté.
« Je trahirai demain »
Je trahirai demain pas aujourd’hui.
Aujourd’hui, arrachez-moi les ongles,
Je ne trahirai pas.
Vous ne savez pas le bout de mon courage.
Moi je sais.
Vous êtes cinq mains dures avec des bagues.
Vous avez aux pieds des chaussures
Avec des clous.
Je trahirai demain, pas aujourd’hui,
Demain.
Il me faut la nuit pour me résoudre,
Il ne faut pas moins d’une nuit
Pour renier, pour abjurer, pour trahir.
Pour renier mes amis,
Pour abjurer le pain et le vin,
Pour trahir la vie,
Pour mourir.
Je trahirai demain, pas aujourd’hui.
La lime est sous le carreau,
La lime n’est pas pour le barreau,
La lime n’est pas pour le bourreau,
La lime est pour mon poignet.
Aujourd’hui je n’ai rien à dire,
Je trahirai demain.
Marianne Cohn.
Marianne est une résistante de l’ombre, rarement mentionnée ou citée dans l’œuvre globale de la Résistance. Son poème, saisissant par sa force émotionnelle et rédigé dans un contexte tragique, explique la notoriété de Marianne aujourd’hui. Sans ces quelques vers rédigés en captivité, cette femme serait certainement tombée dans l’oubli et dans l’anonymat comme le furent, hélas, tant d’autres. Cela montre combien l’écriture permet d’ancrer éternellement les événements dans l’histoire et d’immortaliser des sentiments d’une rare intensité.
- On pourra lire en complément de cet article la notice biographique que lui consacre Michèle Bitton dans son Dictionnaire des femmes juives en France hébergé par le site de l'Atelier féministe méditerranéen d'études sur le genre.